Édito trimestriel 2019/1

Mais qu’est-ce qui et qui est-ce qui font courir les gens… ? Et pourquoi ?
Jacques STEIN

Par milliards : finale 2018 de la Coupe du Monde de Football, Live AID en 1985, …
Par millions : certaines messes du Pape, les « marches républicaines » de 2015 en France, …
Par centaines de milliers : certains concerts live de stars du Rock (ou leur enterrement…), le dernier Salon de l’Auto, la « Marche blanche », les « gilets jaunes », le Festival de Dour, certains écrivains, …
Par dizaines de milliers : la marche verte pour le climat (les grands-parents, les dimanches et les jeudis des étudiants), une finale de la Coupe de Belgique de foot, la Gay Pride de Tel-Aviv de 2011 ou celle d’Anvers en 2018, la COP 21 Climat à Paris, COP Biodiversité 2010, …
Par milliers : COP Ramsar sur les zones humides d’importance internationale, COP Climat et Biodiversité, Journées du Patrimoine en Wallonie, marche ADEPS, quelques populistes et autres dictateurs de république bananière, Marche contre les pesticides, …
Par centaines : le lancement des ateliers de la Biodiversité en Wallonie, le Festival de la Philosophie, …
Par dizaines : les activités du Genévrier ☹ …

Alors pourquoi ? Pourquoi tant de monde pour certains événements et si peu pour d’autres ? Le fanatisme ? La recherche de ce qu’on ne sera jamais ? La peur de l’au-delà ? La peur du lendemain ? La peur de l’autre ? La peur tout court ? Le rêve ? L’émotion, la tristesse ? La hausse des prix du carburant ? L’espoir de lendemains meilleurs ? La peur du basculement environnemental ? La recherche d’identité ? L’envie de connaître ? …

Ce n’est en tout cas pas les questions environnementales qui remportent la palme du succès de foule. Certes les marches récentes pour le climat ont attiré du monde.

Subitement quand même…

Le 08 septembre 2018 en France, à la suite de la démission de Nicolas HULOT.

Le 02 décembre 2018 à Bruxelles à l’appel de la Coalition Climat regroupant plus de 70 ONG et autres organisations – « Claim the Climate ».

Alors que la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques a été signée durant le premier « Sommet de la Terre » à Rio, en 1992, soit il y a plus de 25 ans… Et que, depuis plus de 30 ans, le GIEC[1] n’a pas ménagé ses efforts pour médiatiser les problèmes aujourd’hui sur toutes les lèvres.

Évidemment, la cacophonie pathétique de la Belgique en matière de climat au niveau européen notamment a peut-être servi de catalyseur.

Mais, pour revenir à l’ADN du Genévrier, pourquoi les problèmes tout aussi cruciaux liés à l’érosion de la Biodiversité, des espèces, des ressources génétiques, des processus écologiques, mis en évidence également en 1992 à Rio avec la signature de la Convention sur la Diversité Biologique et provoquant la création en 2012 de l’IPBES[2], ne tiennent-ils pas eux aussi le haut du pavé ? Les citoyens vont-ils aussi attendre encore 25 ans avant de se réveiller ? Ou bien pensent-ils qu’une loi sur le climat va régler tous les problèmes ? Ce qui est illusoire vu l’inertie des processus qui, même si on faisait tout bien dès cette minute, continueraient à évoluer négativement encore durant pas mal de temps avant d’être stabilisés. Et sachant qu’il y a bien d’autres causes non résolues qui augmentent la vitesse de la dégradation de la Biodiversité : urbanisation et bétonnage en tous genres, fragmentation des habitats et des populations d’espèces, surexploitation des ressources et des richesses naturelles, prolifération d’espèces exotiques envahissantes, dégradation chimique et physique du milieu, notamment des sols, …

Ou alors est-ce plus facile de s’occuper du climat que de la Biodiversité ?

Les changements du climat, et surtout leurs manifestations extrêmes (de -50° C d’un côté de la planète à +50° C de l’autre cet hiver) se voient au jour le jour même si c’est parfois loin d’ici. Quoique… l’augmentation insidieuse de la température moyenne est plus discrète et plus difficile à concrétiser, …  sauf sur l’évolution de la Biodiversité qui ne dispose pas de tous nos artifices pour s’adapter.

Quant à la Biodiversité, il paraît que ce néologisme, réunissant pourtant dans un souci de facilité un nom commun et un adjectif, parfaitement bien connus (diversité et biologique), est difficile à comprendre. On confond avec le Bio dont tout le monde parle (et qui n’a en effet rien à voir avec la problématique de la Biodiversité), ou bien : « c’est trop scientifique », « c’est trop compliqué », …

Pourtant certains scientifiques qui parlent du climat ont la cote : Hubert REEVES, Stephen HAWKING (décédé en 2018) ou Aurélien BARRAU, … Ils ont toutefois un point commun : ce sont des astrophysiciens. Ils s’occupent au quotidien de choses qui dépassent encore plus notre entendement : l’univers, les galaxies, les milliards d’années-lumière, les trous noirs, … Ce qui contribue peut-être à leur succès. Ils en profitent bien sûr pour aussi parler de Biodiversité, mais sans que cela provoque des marées humaines dans les rues. Peut-être n’y a-t-il pas assez de scientifiques suffisamment charismatiques pour faire passer le message alarmant de la situation de la Biodiversité.

Car effectivement, la Biodiversité, ça semble plus complexe que la météo. Il faut faire un effort personnel pour avaler l’idée, largement répandue par les médias ces moments-ci, que plus de 40 % des insectes pourraient disparaître d’ici la fin du siècle[3] à cause de l’agriculture intensive, de l’urbanisation et de la pollution chimique de notre environnement. « Si nous ne modifions pas notre manière de produire notre nourriture, tous les insectes prendront le chemin de l’extinction. Les répercussions sur les écosystèmes seront catastrophiques », concluent les scientifiques. 75 à 80 % des plantes cultivées pour notre alimentation dépendent des pollinisateurs, pour ne citer que ceux-là. Mais aussi : 60 % des oiseaux se nourrissent d’insectes, ce qui explique en partie leur déclin sur une vaste échelle. Ainsi en Wallonie, on constate que les espèces migratrices, toutes insectivores déclinent fortement depuis près de 20 ans. MAIS ça NE SE VOIT guère ! Le problème des poissons, au fond de l’eau : ça ne se voit pas ! La disparition des plantes sauvages : ça ne se voit pas non plus ! La disparition des petits mammifères insectivores (hérissons, chauves-souris,) ça se voit peu ! La raréfaction des espèces nocturnes, ça ne se voit pas davantage !  Ce qu’on voit, ce sont les mammifères accidentés : les blaireaux, les renards, … C’est la prolifération des espèces opportunistes, peu éclectiques ou envahissantes : les bernaches, les ouettes d’Egypte, les corneilles, les pigeons, les mouettes et autres goélands, la berce du Caucase, la balsamine de l’Himalaya, la renouée du Japon, les coccinelles asiatiques… Et à la limite ce sont des espèces agréables à regarder ! Mais ça ne fait pas descendre les gens dans la rue. On ne voit pas que le vivant est en crise. Et on ne « sent » pas l’effondrement (collapse) de la Nature qui se dessine à plus ou moins court terme si on persévère dans la mauvaise voie. On ne voit pas que l’ensemble de ces espèces et de leur diversité, concourt au bon fonctionnement des processus du vivant, … dont nous dépendons quasi complètement au quotidien.

Qu’est-ce qui arriverait si ces services dits écosystémiques (et assurés gratos par le vivant) continuaient à se dégrader ? On pourrait avoir des soucis dans les secteurs suivants de notre quotidien : perturbations au niveau des ressources alimentaires issues de l’agriculture, de la pêche, de la chasse et de la cueillette, mais aussi au niveau des ressources en matériau, bois, fibres animales et végétales (laine, lin, chanvre…), matière organique, au niveau des ressources génétiques, médicinales et pharmaceutiques, des eaux, de surface et souterraine, à usage domestique, agricole ou industriel, des biocarburants et du bois de chauffage, de l’autoépuration des sols, de la purification et de l’oxygénation de l’eau, de la capture des polluants de l’air, de l’atténuation du bruit et des impacts visuels, de la protection contre les inondations, les tempêtes et l’érosion, du maintien du cycle hydrologique et des flux d’eau, du contrôle des feux, de la pollinisation, de la dispersion des graines, du maintien des habitats, de la lutte biologique, de la régulation des infections, des processus d’altération, de décomposition, de minéralisation et de fixation des sols, de la régulation du climat local, régional et global par séquestration des gaz à effet de serre, des lieux de vie, de travail, d’étude,  des activités quotidiennes de plein air, des loisirs en plein air (balades, pêche, récolte de champignons…), de l’observation de la nature, de l’éducation et de la recherche scientifique, des valeurs patrimoniales, sentimentales, symboliques, culturelles, sacrées, religieuses ou d’existence, …

Un petit exemple qui ne mange pas de pain pour illustrer le propos : la litière en forêt feuillue que tout le monde connaît ! Ses tapis de feuilles mortes en automne, qui rendent les promenades tellement plus agréables et que les gosses ont bon de faire voler dans les airs en trainant les pieds… Mais ce n’est pas que cela. Le poids de ces retombées automnales peut atteindre 2 à 4 tonnes (!) à l’hectare, constitué de feuilles (80%), de rameaux, de branches, d’écorces, auquel il faut ajouter le poids des fanes des couvertures herbacées et muscinales (les mousses). À cela, il convient d’ajouter en outre les champignons et la faune qui séjournent dans la litière. Là encore, on avoisine les 2 tonnes de matière vivante par hectare de litière : protozoaires, nématodes, acariens, collemboles, enchytréides, lombrics, larves de diptères, de coléoptères, de lépidoptères, coléoptères adultes, fourmis, myriapodes, cloportes, araignées, limaces, escargots, …  Ces organismes non végétaux ne sont pas là par hasard : ils ont une action tour à tour physique ou chimique. Certaines espèces découpent les feuilles fanées en fragments de plus en plus petits de manière à faciliter la dégradation chimique ultérieure par les champignons, les bactéries, les protozoaires, … Ils s’attaquent aussi bien sûr au bois et aux cadavres d’animaux qu’ils décomposent de la même façon. Tout cela pour transformer ces matières organiques parfois très complexes (la lignine du bois par exemple) en éléments de plus en plus simples susceptibles d’être exploités par les racines des plantes dès le renouveau printanier… Ce qui a pour effet de faire disparaître la litière au fil du temps plus ou moins rapidement en fonction des conditions du milieu et des matériaux à transformer. Dans une aulnaie par exemple, dont la litière est riche en azote, la décomposition peut être bouclée en une saison. Dans une hêtraie ardennaise, dont la litière est plus « coriace » et le sol est plus acide et moins biodiversifié, la transformation d’une retombée automnale donnée peut s’étaler sur plusieurs saisons… et les retombées suivantes vont donc pour une bonne part s’accumuler.

Donc, si par un tour de passe-passe on éliminait toute la fonge (les champignons) et toute la microfaune du sol, la litière n’en finirait pas de s’accumuler indéfiniment jusqu’à atteindre des hauteurs inimaginables…rendant le milieu totalement impraticable. ET ça SI ça DEVAIT ARRIVER ça SE VERRAIT. Voilà donc à quoi servent ces services écosystémiques actuellement en perdition et dont nous dépendons pour notre survie. Vaudrait peut-être mieux prendre les devants… Non ?

D’autant qu’on connaît mieux maintenant la recette pour mettre les décideurs au pied du mur. Ainsi pour le climat, après des années et des années d’inaction, et à quelques encablures d’une élection européenne, fédérale et régionale, vous prenez une marche dominicale citoyenne de 75.000 participants qui revendiquent la justice climatique et des actions en faveur du climat, vous ajoutez un soupçon de collégienne suédoise militante de 15 ans (Greta Thunberg) qui décide courageusement (et efficacement) de faire la grève de l’école pour le climat ; vous lancez ensuite, tous les jeudis matin, des dizaines de milliers d’étudiants dans les rues des grandes villes. Enfin, vous agitez le tout sous le regard des médias jusqu’à ce que les élus, les partis politiques, les ministres responsables, …  décident enfin de se bouger !

Et ça marche ! Une étude scientifique commandée fin 2018 (mieux vaut tard que jamais !) est transformée en projet de Loi-Climat dont tous revendiquent la paternité ou la maternité. Les états-majors des Partis se réveillent. « L’environnement doit irriguer systématiquement l’action de notre parti » disent les uns. « Voici nos 30 propositions pour le climat » rétorquent d’autres. « Rappelons nos luttes contre les autoroutes dans la ville et les nuisances des avions » soulignent d’autres encore. « Taxons les multinationales sur les émissions de CO2 » revendiquent les suivants. « Pourquoi pas un débat ? » lancent les derniers… Sans compter les transports en commun gratuits, comme à Hasselt par ailleurs il y a 25 ans déjà, les voitures de société vertes et l’achat groupé en Flandre de voitures électriques…. Jusqu’au F.R.S. -FNRS (Fonds de la Recherche Scientifique) qui se mobilise concrètement pour le climat : 20 millions d’euros pour lutter contre le réchauffement climatique… Mieux vaut tard que jamais ! Bref ça part dans tous les sens comme toujours quand il y a un problème sérieux et complexe que les décideurs n’arrivent pas à résoudre.

Tous s’y mettent donc, à l’exception bien sûr des climato-réalistes qui n’ont pas encore réalisé qu’il y avait un problème et n’ont pas encore mesuré toute l’acuité de la situation. Évidemment tout ça n’est encore que du bla-bla. Car il y a la complexité institutionnelle, les intérêts divergents, les tergiversations, la procrastination habituelle, … Le projet de Loi-Climat résume tellement bien tout cela !

Donc :  Wait and see !

Et justement ! En attendant, la Biodiversité ne profite même pas de cet engouement, de cette prise de conscience et de ce bla-bla. Il n’est jamais trop tard évidemment mais il est temps que les marches et démarches « Pour le climat » deviennent désormais explicitement des événements « Pour le climat et la biodiversité » …

 

[1] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

[2] Le GIEC de la Biodiversité : The Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Ou en Français : Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques.

[3] Francisco Sánchez-Bayoa, Kris A.G. Wyckhuysb, 2019 – Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers. Biological Conservation, 232, 8-27.