LA NATURE : PARENT PAUVRE DU PATRIMOINE ! Éditorial Trimestriel 1-18 par Jacques STEIN
Sur proposition de la Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil de l’Union Européenne ont décidé en 2016 de proclamer 2018 : « Année européenne du Patrimoine Culturel ». Nous sommes donc dedans !
L’idée consiste évidemment à diffuser et à accroître la sensibilisation et l’éducation aux valeurs du patrimoine culturel européen, se référant notamment en cela à la « Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société » adoptée à FARO (Portugal) en 2005.
On pourrait tout d’abord s’interroger sur le sens qu’il convient de donner à « la » ou « les valeurs » du Patrimoine culturel. Mais on ne le fera pas ici tant ces notions sont subjectives, polysémiques et en perpétuelle évolution…
Par contre, on peut se demander ce qu’est le « patrimoine culturel ». Selon la Convention de FARO (article 2), « le patrimoine culturel constitue un ensemble de ressources héritées du passé que des personnes considèrent, par-delà le régime de propriété des biens, comme un reflet et une expression de leurs valeurs, croyances, savoirs et traditions en continuelle évolution. Cela inclut tous les aspects de l’environnement résultant de l’interaction dans le temps entre les personnes et les lieux ». Et la Nature, en tant que telle, n’en ferait pas partie ! À l’inverse des pratiques de l’homme affectant la Nature : agricoles, industrielles, forestières, … et qui sont de nature civilisationnelle, donc culturelle.
Mais avant d’aller plus loin, revenons aux définitions des termes de l’intitulé de cet éditorial.
La Nature (F. TERRASSON)[1], c’est ce qui existe en dehors de toute action de la part de l’Homme, ce qui ne dépend pas de notre volonté… Elle compte à la fois l’inerte (roches, sols, eau, …), les effets des processus « naturels » (orogénèse, volcanisme, phénomènes météorologiques : relief, climat, …) et le Vivant (autrement qualifié de Biodiversité).
Le Patrimoine, intuitivement, c’est un ensemble de biens dont on hérite ou qu’un titulaire (propriétaire, gestionnaire, …individuel, collectif, …, privé, public, …) transmet, dans le meilleur état possible, aux générations suivantes.
Selon H. OLLAGNON[2], « un patrimoine est un ensemble d’éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir et à développer l’identité et l’autonomie de son titulaire par adaptation dans le temps et dans l’espace à un univers évolutif ».
Quoi qu’il en soit, le patrimoine relatif à la Nature présente une singularité par rapport à un patrimoine immobilier, mobilier, artistique, …, puisqu’il est composé d’éléments difficilement appropriables, voire de res nullius (choses sans propriétaire) : les oiseaux, les mammifères sauvages, les papillons, les araignées, les poissons, l’eau, le vent, la pluie, n’ont à priori pas de « propriétaire » … Il est donc malaisé de lui trouver un titulaire susceptible de s’en occuper de manière à le transmettre en bon état aux générations suivantes ; et ce titulaire reste à inventer, en tout cas en Wallonie !
Est-ce cette difficulté qui écarte ainsi la Nature du Patrimoine ? La récente « Agence Wallonne du Patrimoine », sans autre précision cependant, se préoccupe-t-elle pour autant du patrimoine naturel ? Non ! On n’y imagine même pas que la Nature puisse faire partie du Patrimoine (avec un grand P). Certes il y a bien les sites « classés », dont certains comptent de nombreux éléments naturels mais qui alors ont aussi un statut (de protection ou non) relevant d’autres législations et qui sont gérés par d’autres administrations. Le patrimoine naturel est « géré » par une série d’administrations « verticales » qui s’occupent du sol ou du sous-sol géologique ou des forêts ou de l’eau ou de la Biodiversité ou du climat ou … Mais est-ce dans une optique « patrimoniale » ou simplement utilitaire ? Poser la question c’est y répondre …
On ne va pas parler cette fois de la Biodiversité : son érosion et sa marginalisation sont bien connues et souvent évoquées dans nos colonnes. Les objectifs politiques théoriques à son égard sont parfois ambitieux, intéressants, mais sans libération de moyens adéquats ! Ça ne peut donc pas marcher !
L’actualité évoque parfois la disparition des métaux précieux qui alimentent notre technologie actuelle ou la fin des gisements rocheux, du pétrole, …, mais aujourd’hui, nous examinerons plus particulièrement le cas des sols.
Le sol minéral et meuble (la « terre ») résulte, – au contact de l’atmosphère et des organismes vivants -, d’un très long processus de dégradation, physique, chimique, biologique, des roches qui constituent la croûte terrestre sous-jacente.
D’une manière très générale, le sol est le support de la vie terrestre et tout particulièrement des végétaux, notamment ceux qui contribuent à alimenter l’humanité : les bonnes terres ! Pour les céréales par exemple dans certaines régions (Hesbaye) ou l’élevage ailleurs via les prairies (Ardenne), … pour n’évoquer que la Wallonie. Mais est-on conscient de ce rôle vital de nos bons sols, par ailleurs riches eux-mêmes d’une imposante diversité biologique (invertébrés, champignons, « microbes », …) ?
On peut raisonnablement se poser la question, car depuis des décennies, au-delà d’une érosion naturelle importante (qu’on ne peut ou ne veut endiguer par des pratiques adéquates), ce sont des milliers d’hectares de « bons » sols agricoles wallons qui ont été soustraits à la production alimentaire. On pense à Louvain-La-Neuve évidemment (plus de 900 hectares), mais aussi aux différent(e)s mégalopitaux (en cours ou en projet), mégalopoles, mégalocontournements, mégalopistes d’atterrissage, mégaloterrains de foot, mégalozones d’activités économiques, etc., … Comme si on n’avait plus besoin à l’avenir de tous ces bons sols agricoles, partant du principe sans doute qu’il y aura toujours assez de terrains non bétonnés ailleurs, en Afrique, en Asie, en Amérique Latine, … là où on élimine, notamment, les forêts au profit des cultures agro-industrielles, pour nous alimenter en soja, en huile de palme, en sucre de canne …
Entre 1985 et 2017, 1620 hectares par an ont été artificialisés en moyenne en territoire wallon, principalement au détriment des terres agricoles, avec une perte de superficie de 56.700 hectares, soit moins 6,1% en 32 ans. Sur la même période, la superficie résidentielle est passée de 72.300 ha à 107.500 hectares, soit une expansion de 48,7 %…
Selon le dernier Rapport sur l’État de l’Environnement wallon, « la construction de bâtiments, d’infrastructures et d’équipements entraîne une artificialisation du territoire avec des conséquences environnementales multiples : perte de ressources naturelles et agricoles, imperméabilisation des sols, péri-urbanisation du cycle naturel de l’eau, fragmentation des habitats naturels… »
Certes, un projet de schéma wallon de développement territorial prévoit que, dès 2025, l’étalement urbain sur ces sols sera limité à 600 hectares par an. En 2050, il serait tout simplement interdit de grignoter du territoire pour construire : les « terres non artificialisées (toute surface retirée de son état naturel, forestier ou agricole) ne pourront plus être consommées », soit 0 hectares par an. Mais combien de milliers d’hectares supplémentaires disparaîtront encore d’ici là ?
Evidemment, quand le béton aura enseveli l’humanité, il restera les robots ! Mais en attendant…
Mais, « mieux vaut tard que jamais » et « il n’est jamais trop tard pour bien faire » diront les optimistes. Pour les pessimistes : on s’y prend bien trop tardivement ! « Le mal est fait ». Quant aux entreprises du secteur de la construction, elles font évidemment la grimace !
La Confédération de la Construction Wallonne prévient que « le “stop au béton” freinera exagérément toute possibilité d’urbanisation alors que la population augmente et que les besoins en espaces résidentiels et économiques restent considérables. Une raréfaction de l’offre de terrains entraînera une augmentation des prix, avec un nouveau recul de l’accès au logement des ménages ».
Elle dit aussi, et c’est sans doute plus intéressant, que « si on veut renforcer l’attrait et la qualité des zones bâties actuelles, il est essentiel d’accélérer les politiques de revitalisation urbaine et rurale, de stimuler la démolition-reconstruction des tissus vétustes, de restaurer le bâti historique, d’assainir les friches industrielles et d’amplifier la rénovation énergétique des logements et des bâtiments secondaires et tertiaires ».
On peut aussi, comme c’est le cas dans certaines villes françaises, reconstruire la ville sur la ville, valoriser les terrains sous-occupés, réutiliser des bâtiments, …
Il va donc falloir faire preuve d’imagination si on ne veut pas hypothéquer plus avant le patrimoine de nos sols.
[1] François TERRASSON : « La peur de la nature » aux Éditions Sang de la Terre (1988), « La civilisation anti-nature» aux Éditions du Rocher (1994), « En finir avec la Nature » aux Éditions du Rocher (2002) et bien d’autres…
[2] https://www.canal-u.tv/video/canal_uved/l_approche_patrimoniale_de_la_gestion_du_vivant.40121 – 2018.